La grande cassure

Tout le XIXème siècle a vu s’affirmer la suprématie de la symphonie: symphonie dans l’opéra, comme principe d’organisation du temps et de l’espace sonore, symphonie à l’église, comme moyen moderne d’exprimer une religiosité, symphonie comme modèle de pensée structurant la musique de chambre. Et pourquoi pas symphonie pianistique, où l’utilisation débridée des huit octaves évoque l’orchestre.
De Beethoven à Mahler, la symphonie ne fait que prendre de l’ampleur pour atteindre des proportions gigantesques, aussi bien sur le plan de la longueur, que sur celui de l’effectif instrumental ou des formes utilisées.
Des poèmes symphoniques de Liszt à Berlioz et jusqu’à la grande fresque “oratorio” de la huitième de Mahler, tout semble avoir été essayé. Le système tonal, utilisé par tous les musiciens de ce siècle, a révélé toutes ses possibilités d’expression. Les révolutionnaires d’hier sont les traditionalistes d’aujourd’hui. De la même façon que la monodie de l’an mil, la polyphonie de la Renaissance, la mélodie accompagnée du XVIIème baroque se sont vues supplantées par de nouveaux modes d’expression, le système tonal va se voir écarté. Une autre méthode de construction musicale apparaît alors: l’hyperchromatisme, ou le chromatisme absolu.

Il est important d’expliquer rapidement en quoi consiste la différence entre le système tonal (diatonique) et le chromatisme absolu, qui fonde le système dit atonal.
Le système tonal utilisé depuis plus de quatre siècles a emprunté ponctuellement des effets chromatiques, qui donnent une expressivité toute particulière aux phrases mélodiques.
Il suffit, pour s’en persuader, d’écouter la “fantaisie chromatique et fugue” de Jean-Sébastien Bach, le “Quatuor des dissonances” de Mozart, le mouvement intitulé “l’orage” de la sixième symphonie de Beethoven, la deuxième étude opus 10 pour piano de Chopin, …
Tout cela nous mène à la “Bagatelle sans tonalité” de Franz Liszt où il pose la première pierre de l’édifice de la musique atonale qui va se construire durant toute la première moitié du XXème siècle.

Mais revenons un instant à la théorie.
La gamme diatonique se compose de sept sons: ut ( ou do), ré, mi, fa, sol, la, si.
La gamme se termine par la répétition de la note ut (do), une octave au-dessus de la première note, à partir de laquelle une nouvelle gamme plus aiguë de sept sons peut reprendre.
L’écart entre les sons n’est pas le même de note en note. Cela est très clair sur le piano :

Il manque une touche noire entre le mi et le fa, entre le si et le do. Cet espace se mesure en demi-ton, alors que les autres notes sont séparées par un ton.

Cette asymétrie particulière procure à la gamme sa physionomie unique : si l’on change de place un seul demi-ton, la gamme devient méconnaissable, ce qui souligne clairement qu’il existe une hiérarchisation des sons. Les deux éléments importants de cette gamme diatonique sont la première note que l’on appelle tonique, et la cinquième appelée dominante.
Elles fonctionnent comme deux véritables pôles d’attraction autour desquels s’est formé tout le système tonal.
Dans le chromatisme, toutes les touches du piano, blanches et noires (ce qui correspond aux dièses et aux bémols) sont jouées les unes après les autres.
Le mi dièse et le fa, le si dièse et le do forment un même son appelé “enharmonie”.
La gamme ainsi obtenue est constituée de douze sons entre lesquels l’écart est le même à chaque pas.
Si la gamme diatonique donne une très forte sensation de stabilité, la gamme chromatique, au contraire, avec ses intervalles semblables, sans pôle particulier sur lequel on puisse s’appuyer, donne l’impression d’un escalier sans fin, uniforme. Chaque son y est un pôle unique, une valeur brute .
Le chromatisme absolu annihile donc la valeur tonale. Toute musique basée sur ce principe sera qualifiée d’atonale, d’hyperchromatique ou encore de dodécaphonique (musique de douze sons).
Debussy, Stravinsky et Schoenberg seront les principaux acteurs de cette révolution qui n’est en fait que l’aboutissement de l’évolution du langage tonal .

Arnold Schoenberg compose ses premières oeuvres atonales en 1908. Il a déjà derrière lui une carrière de compositeur “tonal” dans la lignée de Mahler et de Richard Strauss. Pour pouvoir subsister, il arrange de nombreuses opérettes ainsi que des chants de cabaret, ce qui lui donne une très grande expérience en matière d’écriture. Cet homme qui a vécu de 1874 à 1951 d’abord à Vienne puis à Los Angeles (USA) a ainsi écrit d’innombrables musiques dans tous les styles, du plus populaire au plus savant.
Acculé par l’évolution du langage musical, il va abandonner définitivement la musique tonale. Il s’engage dans cette voie presque à regret, comme en témoignent son enseignement et ses écrits. Il va en effet toujours privilégier une connaissance absolue du système tonal, exigeant de ses élèves une étude plus qu’approfondie des Maîtres anciens.
Le besoin impérieux d’exprimer des sensations, des impressions profondément personnelles et indescriptibles dans l’ancien système diatonique, le poussent à explorer ce nouveau territoire. Il s’y adonne dans la logique même de ce que fut le romantisme allemand : aller toujours de l’avant, évoluer vers une musique nouvelle, plus savante, plus personnelle, plus pointue.
Il n’est pas seul au bord de cette frontière : Richard Strauss et Gustav Mahler lui-même avaient poussé le langage tonal à un point ultime. Schoenberg est toutefois le premier à avoir franchi la limite de façon irréversible.
Le public, lui, ne suit pas.
Ses oeuvres (peu diffusées) sont accueillies par de retentissants scandales et des réactions si violentes qu’il faut parfois faire appel à la police.
Schoenberg reconnaît lui-même le côté exaspérant de ces sons discordants pour un public conventionnel.
Il est pourtant suivi par deux de ses élèves les plus doués : Anton Webern (1883-1945) et Alban Berg (1885-1935).
Ceux-ci apportent à leur maître un soutien inconditionnel et se montrent à leur tour des compositeurs de musique atonale de la meilleure veine.

A la même époque, en d’autres lieux et en d’autres circonstances, Debussy et Stravinsky ébranlent le système tonal. Le premier avec “Le prélude à l’après-midi d’un faune” dès 1892, le second en faisant scandale à Paris en 1913 avec le “Sacre du Printemps”.
En Hongrie, Bela Bartok s’écarte également du système tonal en se plongeant dans l’étude approfondie du folklore de son pays.
Bartok ne donne pas naissance à une nouvelle école, mais il renforce l’idée qu’il faut de nouveaux systèmes d’écritures pour de nouveaux modes d’expressions plus adéquats à l’époque.

Aux Etats-Unis, le compositeur Charles Yves aborde l’atonalité sans même avoir connaissance des agitations européennes.
Le langage du XXème se met en place et apparaît comme le seul propice à exprimer ce nouveau siècle plein de fureur, de vitesse, d’excès et de débordements. Tout concorde pour pouvoir affirmer que l’atonalité s’impose auprès de compositeurs de tous bords comme une nécessité en soi, malgré les réticences violentes d’un public éberlué.
Cependant pour Schoenberg cette révolution, si nécessaire fût-elle, porte un arrière-goût de destruction.
Pour ce fervent admirateur de la tradition, un besoin impérieux d’organisation s’impose dans ce désordre apparent où tout semble permis .
Se revendiquant fils spirituel de cette tradition allemande qui lui vient de Jean-Sébastien Bach, il met au point un système aussi rigide et complexe que le contrepoint du cantor de Leipzig : le “Sérialisme”.
Le Sérialisme offre la possibilité de composer selon un ordre choisi des douze sons chromatiques. Cela engendre mélodies et harmonies atonales, dans une ordonnance contraignante pour l’oeuvre entière. Les possibilités sont vastes mais exigent une cohérence permanente.
Jusqu’à sa mort, Schoenberg cherchera à perfectionner ce système, mais dans la nostalgie de plus en plus forte de la vieille tonalité. Là où son élève Berg réussira à merveille (“Concerto pour violon”, “La mémoire d’un Ange”), Schoenberg hésite, passant du trop strict au trop libéral.
Ses dernières paroles sur son lit de mort seront pourtant claires : “Harmonie! Harmonie!”.

De 1930 à nos jours

Dans les années 1930, l’Autriche assiste comme le reste du monde à la montée du nazisme. Les limitations en tous genres, l’intolérance, la censure croissante obligeront nombre de musiciens et artistes à se taire, voire à partir ou à se cacher. Quelques-uns expriment leur sympathie pour Hitler et ses partisans. Ils obtiendront des postes officiels avec d’autant plus de facilité.
Cependant, Vienne garde une activité musicale florissante. L’opérette viennoise vit des heures de gloire avec le compositeur Franz Lehar (1870-1948), Hongrois de souche moldave. Richard Strauss donne à l’opéra de Vienne un prestige mondialement reconnu.
Si Schoenberg et ses disciples sont boudés, ils participent au mouvement expressionniste, courant de pensée qui laissera une trace indélébile dans l’histoire de l’art. Cela crée une émulation artistique dans toute l’Allemagne.
Mais ce n’est pas tant dans le domaine de la création que dans celui de la direction d’orchestre que Vienne est un phare musical en Europe. On y voit défiler les noms les plus prestigieux de ce siècle qui vont faire de l’orchestre philarmonique de Vienne l’ un des meilleurs du monde.
Cet orchestre, fondé en 1931 par la fusion du Konzertverein et du Wienertonkünsterverein, pourra exercer son art dans le fameux Konzerthaus construit en 1913 spécialement pour la musique symphonique.
Wilhelm Furtwängler, Thomas Beecham, Karl Böhm, Otto Klemperer sont parmi les premiers chefs à avoir mené cette formation.
Quand à l’opéra, dirigé d’abord par Félix Weingartner (1908-1909), puis par Erwin Kerber (jusqu’à l’Anschluss), il verra se succéder à son pupitre des chefs non moins prestigieux comme Bruno Walter, Furtwängler et Knappertsbusch.
Un jeune chef, Herbert von Karajan, fait ses débuts en 1937, et Toscanini laisse quelques souvenirs impérissables.
En 1938, le pouvoir nazi se fait de plus en plus pesant et directif en matière de vie artistique.
L’art devient un représentant de l’ordre établi, symbole des idéaux hitlériens. Il se doit d’être conservateur.
Sentant venir le danger, Schoenberg, d’origine juive, a quitté Vienne en 1933 pour les Etats-Unis. C’est donc à Berg et Webern qu’incombe la tâche de poursuivre l’oeuvre sur les lieux de sa création. Mais Berg meurt en 1935, et il ne jouira jamais du succès de ses oeuvres. Elles vont pourtant faire de lui le plus populaire et le plus aimé des compositeurs de l’école sérielle.
Webern, quant à lui, ira de frustration en frustration. Après le désespoir dans lequel le plonge la mort de Berg, son meilleur ami, cet homme traumatisé va abandonner sa carrière de chef d’orchestre. Son oeuvre compositionnelle, dénigrée jusqu’à l’Anschluss, sera ensuite jugée comme “dégénérée” et définitivement écartée.
Durant les années de guerre, malgré les vexations successives, Webern restera à Vienne, “émigrant à l’intérieur”, se repliant dans sa création, vivant ces années de malheur en effectuant des tâches obscures. Il travaille comme copiste ou fait des réductions pour piano des opéra officiels.
En 1944, comme beaucoup d’artistes qui sont restés à Vienne, Webern est enrôlé dans les brigades civiles de surveillance des abris anti-aériens.
Au printemps 1945, il apprend la mort de son fils, tué lors d’une attaque aérienne. Accompagné de sa femme, il quitte alors la capitale autrichienne bombardée sans relâche. La cathédrale Saint Etienne, l’opéra et le Burgtheater sont en flammes.
La guerre finie, Webern très affaibli se voit proposer la direction d’une classe de composition au conservatoire de Vienne. Sur le chemin du retour, un soldat l’abat par méprise. Sa mort absurde marque la fin d’un monde. Ici, la guerre n’a laissé que des ruines et l’avant-garde si longtemps et profondément censurée n‘a plus aucune substance.
Le Konzertverein relève immédiatement la tête et donne le premier concert philarmonique une semaine après l’entrée des troupes russes dans Vienne. Vienne et l’Autriche vont rapidement retrouver une place prépondérante dans l’activité musicale internationale.
Des chefs d’orchestre comme Joseph Krips, Karl Böhm et Karajan vont porter les productions artistiques à un niveau exceptionnel, en puisant essentiellement, dans un premier temps, dans le répertoire romantique.

Les oeuvres de Debussy et de Stravinsky sont entrées dans les moeurs. Schoenberg et son école ont droit de cité dans les académies de musique du monde entier.
Cependant le grand public ne suit pas.
Pour la première fois dans l’histoire, la musique contemporaine est reléguée au travail de laboratoire, ne bénéficiant du soutien ni du public, ni même des mélomanes.
L’avènement du magnétophone, du disque, du cinéma et de la télévision entraîne de nouvelles données économiques qui vont propulser les chefs-d’oeuvre du passé au premier plan. La faculté de toucher les masses est dévolue à la célébration d’oeuvres du répertoire historique, les concerts philarmoniques devenant une sorte de grand messe avec leurs stars et vedettes.

En ce début du XXIème siècle, l’art s’est véritablement internationalisé. On a largement dépassé le cadre de l’Europe et les compositeurs de grande renommée appartiennent au monde et non plus à un pays, ni même à une ville. Ainsi, Pierre Boulez dirige tout aussi bien à Vienne, qu’à New-York ou à Paris. Son origine française devient anecdotique dans un contexte où les échanges se font à l’échelon planétaire.
Que dire de Vienne alors? Quels compositeurs phares lui attribuer? Pour mémoire, nous pouvons citer Friedrich Cerha, György Ligeti (bien qu’il soit d’origine hongroise), Kurt Schwertsik et Otto Zykan…
Quel rôle peut-elle véritablement jouer dans ce nouvel échiquier?
On peut penser, compte tenu de la richesse de son histoire culturelle et des multiples vocations qu’elle a suscitées qu’elle demeure un phare pour tout jeune compositeur. Mais ce n’est plus à son seul niveau que se joueront désormais les prochaines partitions de l’histoire musicale du monde.